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Articles > Initiation au turc avec la série Hot Skull

par Alexis Ulrich  LinkedIn

Pour apporter un aspect authentiquement étranger aux séries télévisées de science-fiction actuelles, les producteurs engagent des linguistes qui créent des langues construites avec leurs sonorités propres, et parfois même leur système d’écriture, en plus de leur grammaire et de leur vocabulaire. La série turque Hot Skull produite et diffusée par Netflix en décembre 2022, n’a pas eu recours à ces méthodes.


Cette dystopie qui se déroule dans un futur qu’on imagine proche se passe à Istanbul, en Turquie. Les posters affichés sur les murs, les graffitis et les slogans sur les banderoles des manifestants sont écrits en langue turque. Pour les turcophones, le monde décrit est donc très crédible et contemporain, puisqu’il utilise leur propre langue. Pour les non-turcophones en revanche, les messages demeurent étrangers, utilisant des lettres qu’ils n’ont pas l’habitude de voir, comme le s cédille ş ou le g doux ğ, ce qui les immerge dans un univers décalé et mystérieux.

Je vous propose ici de plonger dans cet univers pour découvrir quelques aspects de la langue turque.

Sıcak Kafa

La série s’intitule en turc Sıcak Kafa et son titre pour la France a été traduit en anglais Hot skull (allez comprendre). On y suit les tribulations du linguiste Murat Siyavuş (/Mourate Siyavouch/), joué par Osman Sonant et de Şule (/Choulé/), jouée par Hazal Subaşı, dans un monde ravagé par un virus sémantique qui se transmet par la parole. Les personnes atteintes, les babilleurs, enchaînent les mots sans sens dans un langage incompréhensible et convulsif, perdant la capacité de s’exprimer et même, semble-t-il, de penser de façon cohérente. L’état a été remplacé par une structure militaire dictatoriale qui a découpé le pays en zones de quarantaine.

Sıcak Kafa, par Afşin Kum

On pense d’emblée à une transposition de l’épidémie du Covid-19, même si la série est adaptée du roman éponyme Sıcak Kafa de l’auteur turc Afşin Kum publié en 2016, pas encore traduit en français.

En turc, les adjectifs se placent devant le nom auquel ils se rapportent. L’adjectif sıcak (/seudjak/) signifie chaud, et le mot kafa, la tête (il n’y a par ailleurs pas d’article en turc). Sıcak Kafa (/seudjak kafa/) peut donc se traduire par Tête chaude.

Salgınla Mücadele Kurumu

Salgınla Mücadele Kurumu (SMK) - Institut Anti-Épidémies (IAE)

La structure militaire qui a pris le contrôle du pays s’appelle Salgınla Mücadele Kurumu, dont le nom est repris sous les initiales SMK.

Salgın (/salgueun/) signifie épidémie. Le suffixe -la indique le cas directif, soit le mouvement (ici figuré) vers quelque-chose : on lutte contre l’épidémie, on va vers elle pour la battre.

Mücadele (/mucadélé/) veut dire combats, lutte, bataille, et Kurumu (/kouroumou/), l’institution. La traduction donne donc Institution de Lutte contre l’Épidémie, ce que les traducteurs ont préféré appeler Institut Anti-Épidémies dont le sigle IAE est très proche de la version anglaise AEI, pour Anti-Epidemic Institution.

Yapamadım

Yapamadım - Je n’ai pas pu faire autrement

On retrouve le mot Yapamadım (/Yapamadeum/) sur un morceau de papier accroché à une porte dans le sous-sol de la maison de l’officier Anton Kadir Tarakçı, joué par Sevket Çoruh.

La racine de ce mot-phrase est le verbe yapmak, faire, dont la racine est yap. L’infinitif en turc est noté par le suffixe mak ou mek, selon la règle de l’harmonie vocalique simple. Les voyelles turques sont groupées en voyelles dures ou postérieures (a, ı, o, u) et voyelles douces ou antérieures (e, i, ö, ü). Le suffixe marquant l’infinitif dépend de la dernière voyelle de la racine verbale, ici a.

On trouve ensuite le suffixe de négation ma, dépendant lui aussi de l’harmonie vocalique, puis le suffixe de temps di/dı, qui en dépend aussi. Il s’agit là du passé constaté, utilisé pour rapporter les événements historiques attestés, ou les événements passés de notre vie. C’est aussi un passé perfectif : l’action a eu lieu, elle est terminée.

En l’occurrence, le verbe est congugé à la première personne du singulier, ben (je, au nominatif), indiquée par le suffixe de personne -m. En turc, il n’est pas nécessaire d’indiquer le pronom du sujet puisqu’il est déjà présent dans le suffixe de personne, à moins de vouloir le mettre en avant.

Au final, Yapamadım signifie je n’ai pas pu, qu’on pourrait aussi traduire par je n’ai pas pu faire autrement, ce sens du verbe pouvoir étant porté par le verbe faire en turc.

Önce kulaklıni

Önce kulaklıni - D’abord, les écouteurs

Il s’agit de l’injonction première, le seul geste barrière efficace contre le virus de l’ARDS, celui de porter un casque pour ne pas entendre les éventuels babilleurs que l’on peut croiser, et risquer de se faire contaminer.

Önce (/euncé/) signifie d’abord, en premier. Quand au mot kulaklıni (/koulakleuni/), il vient du mot kulak (/koulak/, oreille), qui a ensuite donné kulaklık (/koulakleuk/, écouteurs).

Önce kulaklıni (/euncé koulakleuni/) signifie donc D’abord, les écouteurs.

Karşindakinin “hasta” olduğunu düşünuyorsan hemen kulakliğini tak!

Le premier mot de cette phrase est Karşindakinin (/karchindakinine/, la personne en face), de karşinda, en face de, et kişi (/kichi/, la personne).

La structure grammaticale de cette phrase est complexe. En effet, ce qu’on exprime en français au moyen de subordonnées est souvent rendu en turc par des phrases nominalisées, avec un sujet au génitif et un suffixe possessif, caractérisées par une marque de cas.

Ici, on a la subordonnée qui se décompose ainsi : [Karşindakin-in ol-duğ-un]-ü, soit [Karşindakin-Génitif être-Nominatif-3Sg]-Accusatif. On peut la traduire par que vous êtes en face d’une personne « malade », le mot suivant étant hasta (malade).

Le verbe de la proposition principale est düşünuyorsan (/dussunouyorsane/). C’est le verbe penser (düşünmek à l’infinitif), sur lequelle on place le suffixe -yor- du présent continu affirmatif qui indique une action en cours.

Les autres mots sont hemen (/hémén/, vite, d’urgence, sans délai), kulakliğini (/koulakliwini/, les écouteurs), avec la marque de l’accusatif (lık est devenu lıği), et celle du possessif de la seconde personne du pluriel (-ni(z)). Enfin, on trouve le verbe takmak (porter) à l’impératif.

En mettant bout-à-bout toutes ces remarques grammaticales, on obtient la phrase suivante :
[la-personne-en-face « malade » que-vous-êtes si-vous-pensez sans-délai écouteurs-vos-Accusatif mettez !], soit au final Si vous pensez que vous êtes en face d’une personne « malade », mettez immédiatement vos écouteurs !

Kocaeli yi unut ma!

Kocaeli yi unut ma! - N’oublie pas Kocaeli

Dans cette phrase, le verbe est unutmak (/ounoutmak/, oublier), dont la racine, et l’impératif singulier est unut (/ounout/, oublie). L’ajout de la particule négative ma modifie le verbe : unut ma (/ounout/, n’oublie pas).

Yi marque l’accusatif. Sans ce petit mot, la phrase signifierait Kocaeli n’oublie pas !, où Kocaeli serait le sujet. Ici, on doit bien comprendre N’oublie pas Kocaeli. Le village de Kocaeli et ce qui s’y est passé est bien ce qu’on ne doit pas oublier.

En guise de conclusion

L’exercice de traduction de toutes ces phrases qui apparaissent dans le décor de cette série est très enrichissant, puisqu’il nous plonge d’emblée dans la complexité de la langue turque. Le turc étant une langue agglutinante riche en suffixes, elle exprime de nombreuses nuances avec quelques syllabes, là où le français jouerait de périphrases et de temps composés.