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Articles > Dernier train pour Bansko

par Alexis Ulrich  LinkedIn

Bansko (Банско en cyrillique bulgare) est une petite ville située dans le sud-ouest de la Bulgarie, à environ 150 km de la capitale Sofia (София). Elle se trouve dans le massif du Pirin (Пирин) dont le point culminant est le pic Vikhren (Вихрен) avec ses 2 914 m. Bansko s’est dotée d’une station de ski où se déroulent régulièrement des épreuves de combiné alpin et de slalom, et grâce au climat continental de la région, ses étés voient leur température monter dans les 30°, de quoi savourer quelques glaces bulgares devant le festival international de jazz qui s’y déroule chaque année.

Bad Hobby

La ville de Bansko possède aussi une gare, et dans cette gare, une fois passées les trois voies qui la composent, se trouvent une locomotive et un wagon abandonnés aux herbes folles, vestiges presque centenaires invitant à l’exploration urbaine, à la ferrovipathie, et à la découverte de la langue bulgare (et incidemment à la langue tchèque). Précisons-le tout de suite : je ne parle pas bulgare, à peine puis-je lire une partie de l’alphabet. C’est avec un guide de conversation et sa grammaire réduite, quelques traducteurs automatiques et un outil de translittération du bulgare que je vais tenter de percer le secret des messages sibyllins encore lisibles.

Не отваряй преди влакът да е спрял !

Не отваряй преди влакът да е спрял !

La particule не (ne, ne… pas) se place toujours avant le mot auquel elle se rapporte. Ici, le verbe à l’impératif отваряй (otvaryay, ouvrir).

Le mot train (влак, vlak) est de genre masculin et occupe la fonction de sujet (dite « forme longue »). Son article défini est donc -ът (-at) et se place en suffixe : влакът (vlakat, le train).

La conjonction да (da, que) introduit une proposition.

Le verbe arrêter (спра, spra) est conjugué au parfait, le temps indiquant un aspect perfectif, qui dénote ici un résultat. Si on peut être en train de s’arrêter, l’état résultant est l’arrêt. Soit le train roule, soit il est arrêté. Le parfait bulgare se forme avec l’auxiliaire être au présent (съм, sǎm), soit e, et le participe passé actif en (-l), ce qui donne е спрял (e spryal).

Une fois la phrase analysée, sa traduction est relativement aisée (cela dit, la position du panonceau était déjà très explicite).

Не отваряй преди влакът да е спрял !
ne-pas ouvrir avant train-le que être-arrêté !
Ne pas ouvrir avant l’arrêt du train !
Вода и гориво

Вода и гориво

Deux plaques se trouvent à l’extérieur du train, chacune portant un mot : ВОДА (voda, eau) et ГОРИВО (gorivo, carburant). Difficile de faire plus clair.

Машинист преминаването на затворен семафор забранено !

Машинист преминаването на затворен семафор забранено !

Le message le plus long est répété dans les compartiments a priori interdits au public à l’avant et à l’arrière du wagon. Analysons-le mot à mot pour en découvrir le sens.

  • машинист est évident une fois translittéré : mashinist, soit machiniste (ou conducteur de train si on veut être plus verbeux).
  • преминаването (preminavaneto) : on retrouve l’article défini neutre -то (-to) placé en suffixe, soit le passage.
  • на (na) : à, sur, dans, par.
  • затворен (zatvoren) : fermé.
  • семафор (semafor) : celui-ci m’a donné pas mal de fil à retordre puisque je pensais qu’il s’agissait de deux mots séparés. Une fois recollés, ils ont formé un mot transparent, le sémaphore.
  • забранено (zabraneno) : interdit.

En reconstituant le puzzle, on obtient : machiniste le passage à/sur/dans/par fermé sémaphore interdit !
La traduction mot à mot montre ses limites.

On dirait pourtant que le mot machiniste est écrit plus gros que le reste du texte, comme une injonction au conducteur du train pour lui rappeler que le passage est interdit quand le sémaphore est fermé, ce qui correspond soit à un feu rouge fixe en signalisation lumineuse, soit à un positionnement horizontal du sémaphore mécanique.

On peut maintenant traduire ce message par : « Machiniste ! Le passage est interdit quand le sémaphore est fermé ! »

внезапна спиране

Внезапна спиране

En bulgare, l’adjectif se place avant le nom auquel il se rapporte. Sur le bloc de freinage d’urgence est écrit внезапна спиране (freinage brusque), le mot freinage (спиране) est placé en seconde position.

Curieusement, on peut aussi lire le mot Alarme.

Quant au troisième mot, il est illisible.

Českomoravská-Kolben

Českomoravská-Kolben, akciová společnost

Sur la locomotive, on peut voir une plaque métallique portant des mots en langue tchèque. On peut lire sur celle-ci :

ČESKOMORAVSKÁ-KOLBEN
AKCIOVÁ SPOLEČNOST
Č°1085 PRAHA 1927

Cette plaque va nous faire traverser l’histoire d’une série d’entreprises et en particulier celle d’un homme, Emil Kolben.

Après des études à l’université technique allemande à Prague, et alors détenteur d’une allocation de deux ans pour étudier à l’étranger, Emil Kolben (1862-1943) voyage à Zürich, Paris et Londres, puis s’établit aux États-Unis où il va notamment travailler comme assistant de Thomas Edison. Il visitera en 1889 l’atelier de Nikola Tesla pour en savoir plus sur les moteurs à courant alternatif polyphasés et le système d’alimentation que l’inventeur mettait au point à l’époque. Une expérience de chef-concepteur pendant deux ans en Suisse dans la firme Oerlikon plus tard, il rentre à Prague en 1896 et fonde la compagnie Kolben a spol. (Kolben et al.), spécialisée dans les centrales hydroélectriques et les locomotives.

Il fusionnera cette compagnie en 1921 avec la Českomoravská strojírna (Ateliers mécaniques tchéco-moraves) pour former la société par actions (akciová společnost) Českomoravská-Kolben. Cette société fusionnera à son tour avec la Breitfeld & Daněk pour former la Českomoravská-Kolben-Daněk ou ČKD en 1927, société dont il sera directeur jusqu’en mars 1939. À cette date, les nazis occupent la Tchécoslovaquie et le rétrogradent de son poste de part ses origines juives. Emil Kolben sera déporté dans le ghetto de Theresienstadt où il décédera en 1943.

L’entreprise produira ensuite des véhicules blindés pour l’armée allemande, puis sera nationalisée en 1945 (elle deviendra l’un des plus grands producteurs mondiaux de tramways sous l’ère soviétique), avant d’être privatisée en 1994 sous forme de holding par le gouvernement tchèque. Plusieurs sociétés qui la composent alors feront faillite en 1998, d’autres étant rachetées, comme la division transport, la ČKD Dopravní systémy (Systèmes de transport ČKD), rachetée par Siemens en 2002.

La locomotive qui nous intéresse ici a été produite à Prague en 1927 et porte le numéro 1085 (Č° est l’abréviation de číslo, tout comme est celle de numéro).

La plaque peut maintenant être traduite.

Českomoravská-Kolben
Société par actions
N°1085 Prague 1927
схема

Bonus

Dans les toilettes du train, encore accroché au mur et rendu presque illisible par la corrosion, on peut voir un schéma annoté de ce qui semble être un circuit d’eau. D’ailleurs, on peut encore déchiffrer le premier mot de son titre : схема (shema, schéma).

Voici ce que j’ai pu déchiffrer :
5 Изиускателенъ кранъ (Grue ??)
6 Кранъ за измиван (Grue de lavage)

M’aiderez-vous à percer le mystère ?